J'habite dans la forêt landaise...
Très près de l'océan...
 

L'interview

de Anne Marie Croutzet par Jean Claude Kraemer - Février 2020.

Quelques mots sur l'histoire de cet interview, Jean Claude et moi, ne nous sommes jamais vus.
Quelques échanges fortuits sur un forum photo de la toile…
J'étais en train de faire le bilan de mes 7 ans de vie photographique, et je ne savais pas par où commencer...
L’idée d'interview a jailli, JC a adhéré.
Cet interview fait par un inconnu, a pris vie, incroyablement facilement…
Amusée par cette expérience improbable, ravie d'avoir vécu ces échanges fructueux,
merci Jean Claude...

Qu’est ce qui t’a amenée à t’intéresser à la photographie ?

Par nature, je suis curieuse, terriblement curieuse.
Avant de photographier, j’ai découvert que j’avais un oeil : je voyais des choses que mon entourage ne voyait pas…
Le hasard a fait que, petite fille, j’ai séjourné en Afrique, j’ai eu conscience de l’Ailleurs…
J’ai eu besoin de voyager…
J’étais une voyageuse qui photographiait et j’ai ramené des photos de voyages, comme tout le monde…
Professionnellement, j’ai aussi utilisé mon oeil.
Le déclencheur pour la Photographie a été la mort de Philippe, en mai 2012. 42 ans de vie fusionnelle, et de surcroit heureuse, où n’existait que le NOUS.
Sa disparition a laissé un vide immense, comme une explosion…
Instinctivement, je me suis tournée vers la photographie…
Pourquoi, je voulais voyager encore, alors mon APN est devenu mon compagnon de voyage...
J’ai voyagé beaucoup, j’ai photographié beaucoup, beaucoup. J’ai voulu comprendre pourquoi certaines faisaient "écho en moi".
Elles étaient moins réalistes, plus complexes, plus osées…
Je n’y cherchais plus la même chose, elles me questionnaient…
J’ai eu besoin d’aide…
J’ai découvert que photographier était une façon de parler de moi…
Quoi de plus nécessaire, après 42 ans de Nous.
Qui étais-je ? qui était JE ?
Besoin, Plaisir d’exister. J’avais rencontré la vraie Photographie, celle qui montre au delà de ce que l’on voit… qui va nécessiter un travail, un questionnement, des doutes constants et colossaux…
Cette Photographie-là m’a sauvé du naufrage.
En 2014, je suis rentrée en Photographie et j’ y consacre, depuis, tout mon temps…

Ma vie :
de 1971 à 1978
professeur de mathématiques
de 1979 à 2006 création et gestion
de boutiques de prêt à porter
de 2006 à 2012 retraite à deux...
Le 05 mai 2012 Philippe décède...
de 2014 à ce jour
la Photographie m'habite...
 

Dirais tu que tes photos ont évolué depuis ce début ?

Oui, je partais de zéro.
Au fil du temps, j’ai vu que le cadrage était par goût ma priorité…
Le cadrage : une sorte de juste-harmonie, quand le minimum nécessaire est là, bien agencé dans le cadre, alors j‘éprouve un sentiment de paix.

Parle nous de la façon dont tu fais tes photos ?

La rue, ses stimuli constants et variés m’offrent la matière. J’en extrais les fragments du réel qui me marquent.
Faire face à la soudaineté fait partie du jeu…
Ne rien attendre, ne rien chercher…
Rester étrangère ou oser aller trop près…
Reconnaître ce qui m’a impressionnée.
Je ne prémédite rien. Je ne veux rien préméditer.
Je ne photographie que pour le plaisir de rencontrer le Hasard et jouir de ce qu’Il me donne. Inlassablement, je cherche ce plaisir là.
Je m’enivre de cette complicité avec le Hasard : tout n’est que surprise, rien n’est attendu.
Après les prises de vue, l’éclectisme semble régner. Mais chaque fois comme par magie, un fil se dessine. Ce fil nait de ma disposition intérieure, au moment de la prise de vue : le livre que je lis, l’expo que je viens de voir, le sourire d’un passant…
Cette humeur confère une unité à ma façon de voir du moment, tant dans la forme que dans les sujets attrapés.
Un drôle de petit monde en résulte, des histoires naissent.

Ces histoires sont le fruit de ton imaginaire, comment fonctionne t il ?

Dans imaginaire , il y a image.
Je ne sais pas trop comment fonctionne l’imaginaire. Je suppose que c’est la capacité d’associer, dans la même image, des éléments qui vont surprendre… et créer un univers inattendu et singulier.
Cette faculté d’associations, propre à chacun, prend sa source dans notre histoire intime.
Le plaisir, le besoin d’associer est en soi ou pas. Sans doute un jeu de l’esprit.
« La seule arme pour lutter contre le rétrécissement des possibles est l’imagination…» 

Tu as choisi de présenter ton travail en noir et blanc , et dans un format carré qui fait souvent penser aux photographies argentiques , pourquoi ?

Format carré
Instinctivement, je prenais tout en format portrait. En Post Production, j’éprouvais le besoin de re-cadrer en carré, alors, j’ai fini par cadrer carré à la prise de vue.
Le carré concentre, le carré m’apaise...

Noir et blanc
La couleur, trop proche de la réalité, séductrice, disperse l’émotion, écarte du sujet. Les nuances de gris confèrent un goût abstrait, universalisent le propos, plus près des choses de l’esprit.
Le rendu fait partie intégrante d'une photo. Personnellement, j’aime le rendu argentique, celui des années 50 à 70, j'essaye de m'en approcher dans mes post-traitements. Le rendu "parfait" du numérique me semble trop artificiel.
Je travaille principalement avec 2 boitiers légers, discrets, l’un avec un équivalent 50 mm, l’autre avec un équivalent 90 mm .

Un intérêt pour les pays pauvres...
En particulier ceux de l'ex bloc communiste...
La pauvreté, pourquoi ?
Pour le dénuement, couplé à l'espoir
de lendemains meilleurs...
Pour le recentrement sur l'essentiel,
je crois...
 

Ta vie professionnelle, antérieure à ta rentrée en Photographie, a-t-elle eu un impact sur ta façon de photographier ? à savoir professeur de mathématiques, puis propriétaire de boutiques de Prêt à porter.

Merci de me poser cette question, tu m’as poussée à réfléchir et la réponse est oui…
Les maths et la photo ?
L’algèbre est construite sur des notions de représentation, d’abstraction, de symboles qu’elle véhicule, les fondements même de la Photographie. Ma pratique des Mathématiques a influé sur ma façon de penser, et donc d’attendre de la Photographie…
Je cherche automatiquement, ce que représente une scène, à quel ensemble, famille elle appartient, à quel concept elle se rattache, comme pour voir plus loin.
J’évite déjà à la prise de vue les éléments trop réalistes qui réduiraient le champ de lecture. La géométrie ? Voir en volume n’est pas dans mes capacités, je construis mieux un espace plan, d’où une frontalité récurrente dans mes prises…
Le prêt porter et la photo ?
Nous avons crée plusieurs petites boutiques de Prêt à Porter féminin et masculin. La concurrence est rude dans ce milieu... Pendant 30 ans je ne devais proposer que des choses différentes, alors mon oeil ne devait voir que le non déjà vu.
30ans à traquer le surprenant a forcément impacté ma façon de voir en Photographie. Je vais donc chercher des cadrages ou des sujets moins coutumiers. De plus connaissant bien les codes sociaux du Vêtement, de l'apparence, j'en joue pour faire parler mes portraits...

Tu photographies parfois des inconnus, comment procèdes-tu pour les approcher ?

Première chose à te dire, avant le clic, j’ai toujours une infinie tendresse pour celui dont je vais voler le portrait, petite pulsion amoureuse…
J’aime les portraits lourdement chargés en émotions, ils serviront d’ossatures à mes séries. Ce n’est jamais une personne que je prends en photo, c’est ce que son image représente pour moi, je n’ai pas besoin de la connaître…
Ces personnes que j’ai aimées un si bref instant ne m’ont peut-être pas vue.
Pour voler, pas d’oeil dans le viseur, trop repérable.
Je cadre et fais la MAP sur un écran tactile, toujours habillée de noir. Les lieux peuplés ont ma faveur.

Tes photos m’ont parfois paru singulières ? peux-tu expliquer pourquoi ?

Je me suis construite en réaction à ma famille, gens d’habitude et terre à terre, j’étouffais, j’ai cherché l’air, ailleurs : le rêve, les choses de l’esprit, un monde imaginé, un monde dans ma norme, peut-être le terreau à la singularité dont tu parles…
Sans doute, aussi 30 ans de Prêt à Porter à rechercher le hors norme…
Donner à des insignifiances, l’importance d’un tout, changer leurs normes…
Et enfin, peut-être, utiliser comme acteurs de la ville, de la vie… des êtres de papier, à savoir les pubs, les images des autres, les affiches collées sur les murs. Ils sont dotés d’un double pouvoir, car 2 fois photographiés…
J’ajoute juste un mot pour dire comment je ressens la photo, être de papier par essence. Au delà de sa forme et de son sujet, l’image devient un nouvel objet de notre monde, les codes qu’elle porte en elle, sont sa propre vie. Ces êtres de papier, pour moi sont des êtres vivants… est ce dans la norme ?
Autre forme de réalité détournée, utiliser le jeu de la lumière, les reflets du réel ont leur réalité propre ; photographiés, ils sont le réel virtuel, mais on les voit, ils existent un instant, participent au vivant.
Il n’y a pas de hiérarchie, dans ce qui s’offre à mon regard, tout me nourrit.

Klavdij Sluban m'aide
à structurer mon regard,
à écarter les photos
qui ne m'appartiennent pas.
Il m'a appris l'editing,
l'ultime choix
d'une très longue chaine...
 

Tu présentes ton travail par pays (voyages) et par série. Quelle est ta vision d’une série, que doit être sa cohérence , comment la construis tu ?

Je prends beaucoup de photos. Je pars sans à priori. Je prends tout ce qui me touche et me surprend. Chaque prise ne sera pas aboutie, mais chaque clic m'apprend quelque chose, j'apprends sans cesse de mes erreurs utiles dans les suivantes, des gammes en somme... Rendement de 6 pour 1000... Pour dire un lieu ou une histoire, je réunis les parlantes pour construire une série. Finie la liberté de la prise de vue, la cohérence de la Série a ses règles. Je me soumets donc, plaisir, souffrance au jeu de l'editing.

Contrainte salvatrice, il resserre l’histoire, distille le flot, et par là même, révèle le Regard du photographe.
Le but que je poursuis,  n'est autre que la construction d'un regard qui me soit propre,
alors je serais Photographe...

Vu l’éclectisme de mes prises de vues, pour faciliter la lecture de celui qui regarde, j’ai choisi de m’attacher à la forme pour assurer une cohésion visuelle à la série. La série peut servir un lieu, un concept, un sentiment… et sera par essence, subjective…
Pour moi, voyager est un prétexte pour photographier, le lieu n’existe plus, juste un espace traversé où je ramasse des traces de ce que je re-connais…
Le sujet, le fond, toujours interprétables, rentreront dans l’histoire.

Une suite agréable à l'oeil est ma seule prétention…
Pour le sens, à chacun d’y trouver le sien…
Il me paraitrait présomptueux de vouloir documenter ou témoigner objectivement. Je ne veux pas.

Sous la forme d’un livre : je tiens ma vie, mon monde dans mes mains.
Après l’objet photo, vient l’objet livre, je me vois, je me tiens.

Quelques mots pour conclure ?

Les photos sont des points en suspension…
Elles portent en elles ma réalité.
Elles exorcisent mes peurs, et portent mes prières…

Quelques mots de l'Intervieweur...
Au fil de plusieurs semaines d'échanges, l'interview, relativement léger au départ, s'est largement étoffé.
Il me semble qu'il explicite bien désormais la démarche photographique d'Anne-Marie.

Elle s'est prêtée au jeu avec précision, honnêteté et sérieux, en détaillant ses réponses lorsque cela semblait utile et en répondant aux questions complémentaires qui n'ont pas manqué de surgir au fur et à mesure de l'avancement.
Ce texte apportera, je pense, au visiteur de ses galeries, un éclairage utile et intéressant sur la Photographe.
J'ajoute que son travail "d’éditing", qui lui est si cher, a largement porté ses fruits. Elle a trouvé un style, son style ; il lui est propre et ses photos sont facilement reconnaissables, même sans la connaître...
Je vous souhaite le même plaisir à la découverte de son travail de Photographe au fil de ses galeries que celui que j'ai moi-même éprouvé…
JC K

Ludique et cérébral...
Jouer à lire le monde,
jouer à dire sans les mots...
Photographier est un Bonheur Vivant...
mais toujours accompagnée
de la petite trouille de perdre l'oeil,
de ne plus voir...